Accroche discrète

En lui retournant sa propre remarque, lui avait fait mouche. Mais la jeune femme ne semblait pas vouloir s’étendre à ce sujet car, si elle entrouvrit les lèvres, ce ne fut pas pour ajouter quoi que ce soit mais pour remplir sa part du marché : boire sa gorgée d’alcool. Tout juste son sourire trahissait-il un souvenir mélancolique d’un temps aujourd’hui probablement révolu. Soit, ce n’était pas parce que l’on se déshabillait et se donnait facilement que l’on avait pas le droit à son jardin secret.

Shadielle lança sa proposition. Le voleur eut un sourire en coin. Lui non plus n’avait jamais volé les bourses d’un homme. Du moins, au sens où elle l’entendait car la prostituée ne faisait certainement pas référence à ce qui contenait des espèces sonnantes et trébuchantes mais à quelque chose de plus lubrique. Mais il lui concédait pour cette fois car il avait pris un raccourci pour sa proposition précédente. C’était donc de bonne guerre. Kelan lui fit malgré tout la remarque, il avait noté le sous-entendu. Elle était douée dans son domaine, et lui faisait savoir.

- Les, tu dis ? Ce que je vole, les hommes n’en ont qu’une. Toi par contre, tu vides ce qu’ils possèdent en double ! Mais, soit, si personne ne s’est jamais plaint, c’est que tu dois avoir raison, tu ne dois pas être une voleuse !

Il prit la bouteille et en prit une rasade. L’alcool, fort, ne lui faisait plus rien au gosier. C’était une limite qui était passée depuis un moment. Kelan la jaugea un instant et secoua la tête pour se forcer à revenir à la réalité. Son esprit divaguait et ses pensées s’égaraient loin de leur jeu. Il s’était tenu à un rôle jusqu’à maintenant, ce n’était pas le moment de tout gâcher.

- Hum… Je n’ai jamais porté de robe ! Et avant que tu proposes, je n’ai pas envie d’essayer ! La tienne te va bien. Enfin, sans, ça te va bien aussi ! lâcha-t-il, plus joyeux que d’ordinaire et la bride relâchée à cause -ou grâce- à l’alcool de châtaignes.

Ca non, elle ne les forçait pas. Il payait même pour y avoir le droit. Et cela ne la gênait pas à en voir son rire qui sortait de bon cœur. Elle avait choisi sa condition. Quel genre de femme pouvait se satisfaire, voire en être heureuse, d’être payée pour écarter les cuisses ? Il sourit. Il voyait quel genre. Le même genre que sa jolie rousse.

Mais Shadielle ne lui laissa pas le temps d’y repenser car il fit semblant de retirer sa robe et les battements de son cœur s’emballèrent plus que de raison. Elle plaisantait mais la perspective d’assister au spectacle chassait tous les souvenirs d’une autre femme, d’une autre nuit. Dommage qu’elle se soit interrompue, se mit-il à penser en posant les yeux sur son épaule dénudée, sa jolie épaule dénudée.
Elle se pencha alors en avait pour se saisir de la bouteille, et l’espace d’un instant, il plongea son regard dans le décolleté qu’elle lui offrait malgré elle. Il y avait de quoi s’y perdre, songea le voleur. Il se tendit un peu et préféra changer de position en s’installant autrement, appuyé contre le mur qui faisait face au lit et la belle de nuit.

Elle parla, il prit la bouteille, porta le goulot à ses lèvres et s’interrompit.

- Moi non plus, ou je ne suis pas au courant !

Devant son regard effaré, il s’empressa d’ajouter : - Oh allez, Naskia ça ne compte pas ! Elle n’est pas de moi !

Et il s’agissait de la stricte vérité. Ce n’était qu’une enfant qu’il avait croisée dans la rue et qu’il avait enlevée à un certain avenir pour lui en imposer un autre. A part elle, existait-il des bâtards de sa descendance ? Il n’en savait rien et cela lui importait peu, en réalité. Il n’avait jamais couché avec une femme avec laquelle il se voyait vivre sa vie et fonder une famille. Alors avoir un enfant avec l’une d’entre elles… Et puis, il était déjà assez compliqué de s’occuper de Naskia.
Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il vit la prostituée se saisir de la bouteille et en prendre une rasade. Le voleur en resta bouche bée. L’expression de la jeune femme, par contre, était indéchiffrable malgré les yeux perçants de l’homme avec lequel elle jouait. Comme pour son amour un peu plus tôt, elle ne s’étendrait pas sur le sujet, il le savait.

- Je croyais que le but du jeu, c’était de faire boire l’autre ! ria-t-il pour souligner les maigres difficultés de Shadielle à suivre les règles de son propre jeu et chasser l'atmosphère lourde que ce genre de révélations pouvaient instaurer.

- Allez, prends-en encore une ! Il se redressa un peu puis s’avança vers la jeune femme. D’un geste délicat, il vint effleurer sa joue pour passer sa main sous ses cheveux et toucher du bout des doigts le lobe de son oreille, là où pendait une boucle, aperçue lorsqu’elle s’était penchée en avant

- Je n’ai jamais porté de bijoux.

Son espoir était vain et sa déception, presque imperceptible, ne trouvait pas son origine dans le fait d’avoir perdu un tour ou prit un peu de retard. L’esprit clair, le voleur aurait vu le faux sourire, s’y serait attardé, l’aurait noté dans un coin de son esprit et aurait creusé un peu plus l’histoire de la jeune femme. Mais arrivés là où ils en étaient, Kelan était incapable de discerner quoi que ce soit qui n’était pas aussi visible que le nez au milieu de la figure.

Shadielle pesta devant le raccourci qu’il venait de prendre mais l’alcool n’aidait pas à trouver des propositions qui en valaient la peine. Aussi choisissait-il simple et efficace, d’autant plus que la jeune femme disposait de suffisamment d’exemples pour lui permettre de rester dans la partie. Il sourit malicieusement à sa réplique et lorsqu’il la vit boire une gorgée.

Elle baissa son jeu à son tour, son doigt dessinant la ligne de sa cicatrice. Le contact l’électrisa et le fit frissonner. Ce geste si banal prenait une dimension intime à cause de leur proximité et de l’atmosphère qui régnait, la faible lueur des bougies pétillant dans ses yeux, les reflets dansant dans ses cheveux.
Kelan porta le goulot à ses lèvres et remplit sa part du marché sans la quitter du regard alors que son autre main glissait sur sa joue et s’arrêtait juste avant sa bouche.

- Je n’ai jamais eu de jolies lèvres, lâcha-t-il en les fixant avec insistance, comme si ses pensées avaient pu franchir la barrière que représentaient les siennes, bien aidées par la bouteille qu’ils descendaient en tête-à-tête.

Il cligna des yeux et eut l’impression de revenir à la réalité. Sa main rompit le contact avec sa peau blanche alors que son visage reculait légèrement.

Il avait beau avoir essayé de reprendre contenance en résistant à l’appel charnel que ses lèvres avaient exercé sur lui, Shadielle ne semblait pas vouloir en rester là. Elle rapprocha à nouveau son visage du sien, si près que son odeur emplissait ses narines et ses cheveux lui chatouillaient le visage. Ses yeux bleus comme des topazes le sondaient après qu’elle eut déclaré qu’elle ne boirait que s’il en faisait de même.

Kelan ne la quitta pas du regard, trouvant dans l’éclat de ses yeux un quelque chose qui l’accrochait au moins autant que ses jolies lèvres, et peut-être plus encore que ses autres atours. Rendus où ils en étaient, le voleur n’en était pas à une gorgée près. D’autant plus que l’alcool lui déliait la langue et l’incitait à un peu d’imprudence avec une femme dont il avait décidé de ne pas prendre sa condition en considération.

Il hocha la tête et prit la bouteille en posant sa main sur celle de la jeune femme. Il porta le goulot à ses lèvres et prit une gorgée avant de laisser Shadielle l’imiter. L’alcool commençait à lui faire un peu trop tourner la tête, au moins autant qu’elle.
Il la regarda à nouveau, leurs visages si proches l’un de l’autre. C’était à son tour mais il n’avait pas envie qu’elle parle toute de suite. Il avait essayé de s’en détacher une première fois, mais elle revenait à la charge, sans relâche, sans s’en rendre compte. Savait-elle le pouvoir qu’elle arrivait à exercer sur les hommes ? Oui. A tel point qu’elle les faisait payer pour en profiter.

Lui aussi voulait y goûter. Mais pas de la même façon que les autres. Il ne put se résoudre à y résister plus longtemps. Il approcha ses lèvres des siennes et les effleura d’un baiser.

Lorsque ses lèvres se posèrent sur celles de Shadielle, le voleur la sentit lui répondre, sa bouche se pressant contre la sienne alors que sa main le caressait avec douceur. L’homme la laissa lui offrir ce geste de tendresse, conscient du présent qu’elle lui faisait. Elle rompit alors le contact entre leurs lèvres, échange trop bref mais délectable. C’était bien rare, mais la sensation de légèreté s’imposa à lui alors qu’il ouvrait les yeux pour les poser sur son visage clair et ses beaux yeux bleus.

Si ses lèvres s’étaient détachées des siennes, sa main continuait de caresser sa joue. Elle le sondait du regard, d’un intense regard. De ce ceux qui cherchent la vérité derrière le masque, derrière les faux semblants et ne veulent que la sincérité. Ses yeux parlaient pour elle.
Il ne l’avait pas un instant considérée comme une prostituée de toute la soirée. Et maintenant qu’elle lui donnait ses lèvres et réveillait ses instincts, elle se demandait s’il continuait de voir la princesse, ou s’il voyait à nouveau ses talents sexuels.
Shadielle lui avait donné un doux baiser, pas un baiser sauvage. Elle lui avait caressé tendrement la joue et sa main restait immobile, suspendue à ses lèvres comme la jeune femme l’était elle-même.

Ses lèvres s’entrouvrirent, mais il ne dit mot. Ses yeux parlèrent pour lui : tu es une femme, belle, enivrante, agréable. Une femme que j’ai envie d’embrassé. Encore.

Et pour lier le geste à la parole muette de son regard, une main douce vint se poser sur son cou, juste sous ses cheveux auburn, ses doigts glissant jusqu’à sa nuque. Il l’amena à lui pour que ses lèvres rencontrent à nouveau les siennes et qu’ils puissent profiter l’un et l’autre du goût amer que l’alcool leur avait donné. Le voleur ferma les yeux pour profiter uniquement des sens dont elle avait un incroyable don pour les aiguiser. Sa peau, claire mais chaude, et ses formes généreuses l’appelaient, l’incitaient à la coller contre lui. Mais il se cantonna à un long baiser dont la seule folie qu’il s’autorisa fut d’inviter la langue de la jeune femme à jouer avec la sienne, dans un ballet aussi lascif que langoureux.